
Panurge au Portugal
Panurge au Portugal
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Voyage de groupe au Portugal. Nous sommes plus de cent ULM, essentiellement français. La balade est prévue pour durer une semaine. Certains sont venus en vol, d’autres par la route, l’ULM en remorque.
Le point de départ est donné depuis l’aérodrome de Braga et la première étape nous amène à Viseu. Le pays n’étant pas grand, nous ne ferons que de petites étapes, sans quoi le tour du pays serait bâclé en deux jours. L’aérodrome est sur un plateau, ceintrué de reliefs dans la direction que nous devons prendre.
Ce matin, les reliefs sont dans les nuages et une brume légère règne en basses couches. Les pilotes locaux, très accueillants comme le sont les Portugais, nous expliquent que c’est banal ici et que le ciel va se dégager dans la matinée. Nous ne sommes pas pressés, nous avons la journée pour effectuer ce trajet qui prendra moins de deux heures aux plus lents et nous sommes au mois de juin, au plus proche des journées les plus longues.
Les lève-tard terminent de préparer leurs machines et l’attente commence, autour de cafés.
Je suis ici pour accompagner un élève-pilote débutant auquel je viens d’être présenté. Je suis encore jeune et lui est en âge d’être mon grand-père. Quiconque a débuté l’instruction jeune sait ce que cela signifie : un léger déficit de confiance s’installe. Lors des présentations, mon expérience, déjà solide, lui a été exposée. Lui a baroudé en 4x4 à travers l’Afrique et il lui tarde de découvrir la navigation aérienne.
L’organisation sol est partie par la route afin d’arriver à l’étape à temps. Rapidement, un coup de téléphone nous informe que, sitôt les reliefs passés, le ciel est bleu à perte de vue.
Il n’en faut pas plus pour que les premiers moteurs démarrent. En dépit de ce que le ciel nous montre, les premiers s’élancent, au grand étonnement des autochtones. Ils décollent et disparaissent dans le nuage, en direction des reliefs. Rapidement, toute la caravane se met en branle.
Mon élève commence à s’habiller. Je l’invite à ne pas se presser, nous allons attendre que le ciel se dégage. Il insiste « mais si les autres y vont, c’est que c’est bon ». Je lui réponds d’attendre de voir combien décollent, combien attendent et combien vont revenir.
Toutefois, je comprends rapidement que nous serons les seuls à attendre. Mon élève commence à s’agacer, m’expliquant que mon hésitation n’est pas de nature à lui donner confiance en moi. Je lui réponds que je n’ai aucune hésitation, je ne décolle pas pour le moment, même si j’étais seul.
J’allume la radio et mets le haut-parleur. Nous entendons l’angoisse de ceux qui sont en l’air, qui s’interpellent « je ne vois rien, t’es où – je sais pas, je vois rien non plus – putain, qu’est-ce qu’on fout là ? ». En débit de ces messages alarmants, les derniers décollent. Et nous voilà les seuls restants.
Les pilotes locaux me félicitent, ce qui, avec l’écoute de la radio, rassure mon élève. Notre équation est simple. Nous glandons ici, sur un aérodrome et le projet de la journée est de glander sur notre aérodrome d’arrivée jusqu’au départ demain matin. Notre attente du moment ne nous coûte donc rien.
Comme annoncé par nos hôtes, vers 10 h le ciel se dégage, jusqu’à rapidement devenir d’un beau bleu bien accueillant. J’installe l’élève et nous décollons. Notre étape se déroule dans des conditions de rêve, parfaites pour un premier vol.
A l’arrivée, tout le monde est là. Par un de ces coups de chance qu’il ne faut pas provoquer en aviation, tout le monde a pu passer. Mais les visages sont encore tendus, l’angoisse est visible et l’ambiance est lourde. Lorsque je coupe le moteur, un applaudissement se fait entendre, bientôt amplifié par l’ensemble du groupe, qui se joint au concert.
Je ne tire aucune gloire de cet épisode. On se glorifie d’actes héroïques. Mon comportement, ce jour là, fut simplement banal. Normal. La norme est ce qu’il faut faire. J’ai fait ce qu’il fallait faire.
Débriefing
Nous avons ici une meute volante qui a cédé à l’effet de groupe, mais avant cela, il a suffi que l’information du ciel dégagé pas loin nous parvienne pour occulter ce que l’on avait sous les yeux.
En aviation légère, la météo, c’est ce que l’on voit devant soi. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », mais s’il n’y a pas de « tiens », il ne pourra y avoir de « tu l’auras ». La promesse de lendemains meilleurs n’invite qu’à une chose : attendre demain et non aller à sa rencontre.
Nous avons ici l’addition des effets de plusieurs biais cognitifs.
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Biais d’évitement : biais par lequel le cerveau occulte une situation défavorable présente pour ne se focaliser que sur le favorable potentiel à venir.
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Biais d’engagement : j’ai commencé, je poursuis, plutôt que de renoncer en faisant demi-tour.
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Biais de confirmation : on ne retient que les informations qui nous conviennent. Ainsi, à la radio, les premiers, parvenus au-dessus de la couche (parfois dans des configurations exotiques), informaient les suivants qu’au-dessus, le ciel est bleu (ce qui sera toujours le cas). Le cerveau occulte alors le fait que, pour y parvenir, on va passer un très mauvais moment. Au mieux !
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Biais du survivant : additionné au précédent : « eux ont réussi, je vais aussi réussir ».
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Enfin, comme souvent, un léger biais de désirabilité sociale : on cherche à se faire bien voir, donc on fait comme les copains.
Qui a été applaudi, ce jour-là ?
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